MANGOSTEEN
de Saenjaroen Tulapop
00h40min, Thaïlande, 2022, Langues : allemand, thaï
Un récit sur l’art du récit : de retour dans la ville de son enfance pour y travailler dans l’usine de jus de fruits détenue par sa sœur, Earth s’écarte lentement mais sûrement des affaires familiales pour se consacrer à l’écriture d’un roman aussi abstrait que sanguinolent.
Plutôt qu’un documentaire ou une fiction, Mangosteen peut se décrire comme un essai humoristique sur la narration (cinématographique) qui tenterait de cartographier le champ des possibles. Son décor, une usine thaïlandaise où des mangoustans sont pressés et leur jus mis en bouteille, sert de point de départ et de référence, dont le film décolle de différentes façons. Tulapop Saenjaroen en exploite toutes les possibilités plastiques : la forme charnue des fruits noirs à l’extérieur, blancs à l’intérieur, les mouvements des machines, les étranges tenues des employés – en le passant au filtre d’une caméra Hi8 qui rend le tout un peu dégoulinant. Le ton est donné par la voix du narrateur, qui se présente comme « le narrateur », ouvrant une première brèche dans la fiction – une référence à Borges suivra. Lorsque le placide Earth formule soudain le projet de décapiter sa sœur, et qu’elle-même se met ensuite à parler allemand, il devient clair que quelque chose déraille dans le logiciel qui a donné naissance à ces personnages, comme dans la machine à boucher les bouteilles de jus de mangoustan. Ou que la fiction a une vie propre, qui échappe à son créateur. Le récit se met à déborder de toutes parts, par l’image et le son, prenant la forme d’un collage où interviennent mangoustans modélisés en 3D et photos de pattes de chats en pagaille. Pris dans cet univers apparemment libre, les personnages s’interrogent pourtant sur leurs contraintes : pourquoi parlent-ils encore un langage humain et comment « s’atomiser en une multitude de choses » ? À travers un film en forme de terrain d’expérimentation, peut-être pouvons-nous imaginer de nouvelles façons d’être au monde.
Olivia Cooper-Hadjian
Lire aussi l’entretien avec Tulapop Saenjaroen.
UN CŒUR PERDU ET AUTRES RÊVES DE BEYROUTH
de Abdul-Malak Maya
00h36min, France, Liban, 2023, Langue : arabe
Des garçons plongent, des chats gémissent, une vieille dame fume, des jeunes gens dansent, un gardien des morts soupire. Ils sont le peuple d’une ville fantôme : Beyrouth, qui n’existe plus qu’en rêve.
Beyrouth : les jeunes hommes qui sautent depuis les rochers, la corniche et la mer rassurante d’être toujours là, les camps palestiniens où les chats miaulent le malaise de l’enfermement, la plage populaire, la conduite au klaxon et les soirées festives où la jeunesse danse pour s’oublier. Cette Beyrouth d’après-guerre, existe-t-elle encore vraiment ? Ou ces images sont-elles les dernières traces qu’il est encore possible d’en retenir, tandis qu’elle est en cours d’effondrement ? Car si le cinéma retient l’inquiétante tristesse d’une ville toujours debout, malgré tout, ses habitants, eux, savent. Ils marchent dignement le jour, mais leurs nuits racontent la perte, l’engloutissement, la violence et la colère. Alors nul besoin de montrer le port de Beyrouth et ses alentours dévastés par l’explosion d’août 2020, ajoutant du chaos au chaos politique et économique dans lequel Beyrouth tentait encore de survivre ; nul besoin de rendre compte des manifestations et démonstrations de révolte et de désespoir qui parcourent la ville depuis 2019. Les rêves de chacun ne sont pas des désordres intérieurs et intimes, mais la souffrance commune à tous ceux qui sont aux prises avec Beyrouth vampirisée par la mort. Une souffrance qui se déverse, qui, du dehors, remplit les corps et les esprits, et déborde. N’est-ce pas cela qui affleure dans chaque plan, toujours fixe et intranquille ? N’est-ce pas ce qui sourd dans l’apparente banalité des scènes, teintées d’une discrète étrangeté ?
Catherine Bizern
Lire aussi l’entretien avec Maya Abdul-Malak