Nikolaus Geyrhalter, Homo sapiens est la première rétrospective intégrale de l’œuvre du cinéaste autrichien en France. Elle donne à voir ses quinze premiers films, la plupart encore inédits. Moins scandaleuse que l’œuvre au vitriol de Michael Haneke ou d’Ulrich Seidl, son œuvre a été largement exposée dans les festivals internationaux, de Cinéma du réel au Festival de Locarno, où son dernier film (Exogène) a été récompensé.
Produisant lui-même ses films, Nikolaus Geyrhalter travaille avec une ambition, une régularité, une assiduité et une urgence remarquables, projetant son œuvre dans le temps encore à venir.
Autodidacte, Geyrhalter se lance très jeune dans le cinéma, caméra au poing. Depuis son premier long métrage, le cinéaste signe tous ses plans. Des cadres précis, volontiers fixes, à l’intérieur desquels la figure humaine est délibérément placée au centre du paysage. Plus qu’une signature formelle, cette attention scrupuleuse portée aux hommes dans leur environnement fonde une politique des images bien particulière.
Au fur et à mesure de son cheminement, le cinéaste approfondit sa mise en scène en travaillant la profondeur et la largeur de champ, pour embrasser le monde jusqu’au vertige. Les paysages se sont ainsi progressivement étendus, et aussi dépeuplés. La place de l’Homme est toujours centrale, mais sa parole se raréfie. Sa figure rapetisse même, jusqu’à son évaporation mélancoliquement spectaculaire (Homo sapiens). Avec sa caméra, Nikolaus Geyrhalter est un observateur attentif de la manière dont les hommes et de leurs artefacts circulent sur notre planète. Son regard se porte d’abord sur des terrains proches : les bords du Danube en aval de Vienne (Échoués), le Waldviertel au nord de la capitale (Au fil des ans) ou la zone militaire de Allentsteig. Mais ici comme ailleurs, visiter les communautés les plus reculées (notamment dans Ailleurs), procède d’un cinéma d’observation profondément situé, pour se confronter à l’altérité et comprendre le monde qui les traverse. Nikolaus Geyrhalter aime passer les frontières pour nous. Son film sur l’absurde reconstruction d’un poste-frontière entre Autriche et Italie, en témoigne avec humour (Le Poste-frontière). Une frontière n’est pas un barrage, mais un seuil entre des individus, entre des communautés, entre des langues. La Bosnie, le Sahara (7915 km) ou les clôtures de la forteresse Europe (Occident) exposent son intérêt persistant pour les espaces transfrontaliers et leur (toujours) possible franchissement.
En cinéaste assidu, Nikolaus Geyrhalter questionne dès son premier film la mémoire des lieux dans la profondeur historique ; parfois dans l’actualité (L’Année après Dayton), souvent plus dans son sillage (Pripyat douze ans après la catastrophe), ou pour suivre la vie d’une poignée d’ouvriers sur les dix ans de tournage de Au fil des ans. Une ruine, un char, une mine ou une décharge à ciel ouvert, sont autant de manifestations parfois tragiques de l’activité sans relâche d’Homo sapiens.
Nikolaus Geyrhalter est un cinéaste méticuleux dans le soin qu’il met à pointer, précisément, les excès de la surmodernité. Les processus industriels appliqués au vivant dans l’industrie du soin (Hôpital Danube), comme dans l’agrobusiness (Notre pain quotidien) sont des expériences ambivalentes de cinéma. Ses images aussi difficiles que nécessaires ne sont jamais de la provocation. Elles sont une célébration de leur puissance à révéler un réel hors de notre expérience directe. Des images que nous allons en retour penser et partager.
Sa fascination récurrente pour les processus industriels de la technosphère interroge les ambiguïtés de la science et de la technique pour notre avenir. Ici, l’accélérateur du CERN est un sommet admirable de la recherche fondamentale et de l’intelligence collective. Ailleurs, la prédation sans borne de l’industrie minière hypothèque avec ses monstres-machines la notion même de vie sur Terre. Le broyage industriel de nos déchets offre le spectacle saisissant de notre disparition (Exogène). Le cinéaste semble suggérer que malgré des outils de plus en plus sophistiqués, la présence d’Homo sapiens sur Terre comme dans l’univers, n’en reste pas moins fragile. Jamais Nikolaus Geyrhalter ne commente ses images. La forme épurée de son cinéma, comme la simplicité apparente de son dispositif filmique, cherchent autant l’efficacité visuelle que la justesse des mots. Le cinéaste laisse toujours au spectateur l’espace pour réfléchir, pour se projeter, et le soin de tirer ses conclusions du spectacle des ecchymoses de la Terre. Ce monde est surtout le nôtre.
Les deux films les plus ambitieux du cinéaste autrichien sont des fresques documentaires de très grande envergure. Occident est un autoportrait subjectif de la vieille Europe et de sa civilisation contemporaine, ses lieux et ses non-lieux, ses peurs comme ses émois. Homo sapiens est un portrait de l’Humanité réalisé après le désastre, encore plus radical. Sa douloureuse beauté maléfique – au sens d’annonciatrice – questionne la clairvoyance de notre trop chère espèce, Homo sapiens.
Julien Farenc
Programmateur du cycle