Citoyen italo-américain né à Asmara en Erythrée, Gianfranco Rosi est à l’origine d’une filmographie fidèle à ces quelques bribes biographiques : les rives du Gange à Bénarès en Inde, un recoin du désert californien, la frontière américano-mexicaine, celles, brûlantes, du Moyen-Orient. Et quand il s’agit de filmer l’Italie, c’est encore l’idée de voyage qui s’invite : autour de Rome en suivant le GRA (Grande Raccordo Anulare) ; sur l’île de Lampedusa, où aboutissent tant de destins tragiques jetés sur les eaux de la Méditerranée, trop souvent engloutis par elles.
Il ne fait aucun doute que Gianfranco Rosi est un auteur d’importance, avec un univers personnel. Et si cette importance se mesure à la reconnaissance des « grands » festivals, elle est même immense puisqu’il a reçu le Lion d’or à Venise en 2013 (pour Sacro GRA) et l’Ours d’or en 2016 à Berlin (pour Fuocoammare). Il fait ainsi rimer cinéma documentaire avec récompenses suprêmes dans ces manifestations de premier ordre, où cette forme est pourtant très peu présente dans les sélections – le plus souvent cantonnée dans le créneau « hors compétition » –, encore moins dans les palmarès.
Avec cette reconnaissance, on pourrait penser que Gianfranco Rosi a trouvé la formule, la recette qu’il convient de resservir à ceux qui la goûte. Mais on constate qu’il n’en est rien, et qu’il n’en a pas, de recette. Ses films ne répètent pas un dispositif, un motif, une thématique. Il initie au contraire une perpétuelle réinvention de la démarche et de la forme, qui, on le comprend, ne précèdent pas le film lui-même mais s’adaptent à chaque projet. Et chacun ajuste la distance, entre très proche et plus lointaine, ce qui est évidemment une façon de toujours chercher la bonne.
Gianfranco Rosi oppose une forme de résistance au récit classique, linéaire ; il agence des mosaïques de séquences sans chercher à combler les béances, invitant plutôt le spectateur à s’y engouffrer, à cheminer pour tresser lui-même une narration. L’ambition formelle de ce filmeur solitaire – réalisant l’image et le son – constitue une autre constante, une esthétique enveloppante, sophistiquée, avec un travail sonore renforçant la dimension immersive de son cinéma. Autant de moyens à sa disposition pour déplacer le réel vers l’imaginaire, la fiction. Pour témoigner de cette diversité, de cette propension à se réinventer, on peut citer son tout premier film, Boatman (1993), qui se fait sous le signe de l’art de la rencontre, de la relation entre filmeur et filmé, et son tout dernier, Notturno (2020), composé presque uniquement de plans-tableaux larges et fixes.
Entre Boatman et Notturno, il y aura eu ce fascinant tête-à-tête avec un tueur à gage dans une chambre d’hôtel (El Sicario 2010), le portrait d’un groupe de naufragés du rêve américain (Below Sea Level, 2008), un voyage autour d’une ville révélant une singulière faune (Sacro GRA, 2013). Avec Fuocoammare (2016), il aborde un sujet brûlant – les migrants mourant en mer ou s’échouant sur les rives de l’île de Lampedusa –, mais sous la forme d’une « contre-actualité », selon la temporalité propre au cinéma, en travaillant la question du point de vue, s’appuyant sur la capacité de son art à restituer la complexité d’une situation, par la frontalité comme l’allégorie.
Arnaud Hée