“Les films me sont toujours tombés dessus par le biais d’une histoire ou d’une personne que je rencontre.”
Avec Claire Simon, le cinéma naît du désir de raconter des histoires. Et grâce à elle, des espaces aussi lointains que les souvenirs, aussi déroutants que les fantasmes, aussi enfouis que les craintes et les doutes trouvent un langage pour se formuler, des gestes pour s’incarner, des lieux pour se matérialiser. Le portrait que la cinéaste fait de son amie Mimi (2002) est peut-être l’exemple le plus parlant de cette faculté à créer un cadre pour plonger dans la mémoire et la puissance d’un récit.
Cette possibilité pour les mots de trouver leur voie, de se frayer un chemin d’images et de sons, repose sur une capacité d’écoute. Claire Simon, écrivaine publique et romancière, recueille et retranscrit, plan après plan, dans un souci de comprendre, au plus près de ce qui se trame, pour en faire cinéma. Elle accompagne d’ailleurs avec justesse celles et ceux qui, comme elle, écoutent. Son premier long-métrage montre les capacités du docteur Bouvier à prêter l’oreille aux maux de ses Patients (1989). Et son dernier film, Notre corps (2023), tourné une trentaine d’années plus tard dans le service gynécologique de l’hôpital Tenon, renvoie à cette relation thérapeutique ancrée dans le langage. Dans un autre milieu que celui du corps médical, au sein du lycée de Premières Solitudes (2018), ce que Claire Simon travaille avec les élèves, c’est justement cette attention particulière aux confidences de l’autre, et à la qualité de dialogue nécessaire pour les faire advenir.
C’est que le cinéma de Claire Simon croit au pouvoir de la parole, à la force du récit. Elle en montre d’ailleurs toute l’ampleur avec Histoire de Marie (1993) où l’imaginaire l’emporte. En permettant aux personnes qu’elle filme de se raconter, la cinéaste leur propose de devenir, le temps d’un film, personnages. Sur le plateau du théâtre quotidien, elle fait place à des individus qui se prennent au jeu, écrivent leur rôle, peuvent s’inventer. Elle les met en scène de façon plus ou moins directive : sa voix guide l’action, pose les questions qui activent la narration. Et chaque fois, Claire Simon incarne elle aussi, avec celles et ceux qu’elle filme, un personnage, dont les contours sont loin d’être figés de film en film.
La cinéaste parle, mais avant tout, elle regarde. C’est elle qui tient la caméra et c’est cet objet qui constitue son principal outil de mise en scène. Le cadre ne fait pas qu’observer, il raconte, fait se déployer la narration, les tensions en jeu. Aux faits, Claire Simon ajoute une forme dès le tournage : tenir le plan, couper, panoter. L’improvisation est nécessaire, mais un motif demeure, donne le ton, souvent inspiré par un genre littéraire, cinématographique ou pictural. La cinéaste décèle dans les lieux et les situations la part de fiction qui y repose. Elle révèle ce qui a trait, dans la vie de tous les jours, au mythe, au roman, à la tragédie, au film noir… Ce que Claire Simon voit dans toutes ces vies, ce sont des personnes face à leur propre histoire, à un « destin » et à l’idée qu’elles s’en font. Et dans toutes ces destinées, elle trouve l’endroit où l’on peut se reconnaître, grâce auquel on peut aussi se dire que chez l’autre, il y a quelque chose de soi.
Bien souvent, ces destinées, comme celle des films, sont soumises à des enjeux économiques. Dès ses premiers pas aux Ateliers Varan, la jeune cinéaste pointe d’une voix assurée les inégalités de rapport et de moyens, montrant l’enjeu complexe des relations filmeuse-filmé·e·s et s’interrogeant, avec ses protagonistes, sur l’argent et le travail. Dans ses courts-métrages en super 8, et notamment Moi non ou l’argent de Patricia (1981), un écho se crée entre le manque de trésorerie des personnes derrière l’objectif, et la difficulté de financement des films de celle qui tient la caméra. Claire Simon expose ces obstacles tout en confirmant, avec celles et ceux qu’elle filme, la liberté de résister, de faire autrement. Et dans la pratique de la cinéaste, le mode documentaire représente d’ailleurs une des alternatives possibles, une forme plus libre. Elle creuse ces frictions entre volonté et moyens financiers dans Coûte que coûte (1995) lorsqu’il s’agit de faire rouler tant bien que mal une petite entreprise de plats cuisinés – film pour lequel le directeur financier des Films d’ici, Frédéric Cheret, est crédité comme co-scénariste. Et dans Le Village (2019), à Lussas, où l’on fait cohabiter culture fruitière et cinéma documentaire, la question du modèle économique à adopter pour concrétiser une utopie se pose. Peut-on réaliser ses rêves simplement en y croyant très fort ?
Pour tenter de saisir la manière dont les trajectoires se dessinent, Claire Simon s’intéresse à cette période particulière des débuts, quand tout semble encore possible. Dans la cour de Récréations (1993), cet espace de l’enfance où l’on peut encore se créer son propre univers, sa propre histoire, on sent déjà se profiler les distinctions qui orienteront les chemins, on sent les rapports de domination qui s’exercent et qui se perpétueront peut-être dans le monde des adultes. Les 800km de différence (2001) de Manon et Greg viennent souligner la différence d’habitus qui, dès l’adolescence, éloigne déjà les amoureux qui se font pourtant des promesses pleines de conviction. Et ce principe de distinction qui s’opère à chaque étape de la vie se retrouve dans le processus de sélection du Concours (2016). Claire Simon met en regard les aspirations des jeunes candidat·e·s et l’inévitable compétition qui n’autorise finalement que peu d’élu·e·s à poursuivre des rêves de cinéma au sein de la grande école qu’est la Fémis.
Et si les films de Claire Simon ont une sensibilité toute bourdieusienne à la manière dont les chemins se tracent en fonction d’un certain bagage, ils prêtent également une attention particulière à ce qui se joue dans la socialisation en fonction du genre. Force est de constater que dès la récréation, les garçons et les filles n’interagissent pas de la même manière. Et pourtant, les films permettent de dépasser une vision simplifiée des rapports de genre, ils viennent creuser, nuancer. La cinéaste observe avec curiosité le monde de l’entreprise, ou de la mécanique (Garage, des moteurs et des hommes, 2021), comme des milieux où se déploient une certaine forme de masculinité. Et de Scènes de ménage (1991) à Notre corps, elle interroge le rôle de la femme, celui auquel on a pu la cantonner au sein du foyer, mais également celui qu’induit son corps même, dans ses caractéristiques biologiques. On constate avec la cinéaste cette spécificité féminine qui mène, quasiment à chaque grande étape de leur vie, les femmes ou les personnes trans, à devoir être accompagnées par le corps médical, des premières amours à la mort.
Ce dernier film montre la capacité de Claire Simon à choisir une unité de lieu qui permet d’explorer en profondeur, de se concentrer, de tisser des liens. Et même si les personnes soignées de Notre corps, comme celles qui sont de passage dans la gare du Nord (Géographie humaine, 2012) ou celles qui arpentent les sentiers du Bois dont les rêves sont faits (2015) ne se rencontrent bien souvent qu’à travers le montage, leurs histoires entrent en résonance, et permettent de saisir quelque chose d’un lieu donné, à un moment donné. Claire Simon réussit à trouver une narration à travers ce qu’il y a de répétitif et fragmentaire, en assumant la grande part d’aléatoire de ce que peut lui offrir la réalité d’un lieu, faisant confiance en ce que l’inattendu lui réserve.
Voilà plus de quarante ans, Claire Simon s’est installée à une table de montage puis a pris la caméra. Depuis, elle est devenue une figure incontournable, un repère de notre paysage cinématographique en participant largement à un élan documentaire dans les salles avec notamment quelques autres cinéastes produits par Les Films d’ici. La Bpi a maintes fois invité Claire Simon à parler de son travail et à réfléchir aux films des autres. Il était grand temps de réunir, en nos murs, tous ses documentaires. Cette rétrospective accompagne la sortie nationale de Notre corps. Elle se fera en parallèle de projections au Reflet Médicis, pour offrir l’occasion de revoir ou découvrir le volet fictionnel de cette œuvre, important pan, indissociable du reste, nécessaire pour appréhender un certain rapport au réel, au jeu et au langage cinématographique.
Marion Bonneau, programmatrice du cycle